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« Expliciter les enjeux et (...) faire l’inventaire, en toute sérénité, des solutions possibles » , propose le colloque du CAS pour relever des données qui concernent la « race » ou « l’ethnie ». Ce sont des données que l’on n’a pas le droit de relever en France dans les enquêtes françaises, au nom d’un principe d’indifférenciation (le genre tout comme l’âge sont des catégories sociales tout à fait utilisées mais qui ne subissent pas les mêmes interrogations),
La loi Informatique et liberté du 6 août 2004 interdit en effet de collecter de « données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci » (8-I). Cette loi découle d’une directive européenne, mais cette dernière n’empêche pas le Royaume-Uni de pouvoir se servir des statistiques ethniques depuis une vingtaine d’années.
Ce problème de l’égalité formelle que proclame notre belle république se heurte à celui de l’égalité réelle (ou renommé "égalité des chances"). Comment mesurer les distorsions de l’égalité réelle en nommant et en s’appuyant sur des catégories qui mettent à mal l’égalité formelle ? Une vieille rengaine en somme... Mais le débat en France a été relancé par Sarkozy, mais aussi par quelques sociologues comme Georges Felouzis (ségrégation ethnique à l’école) ou dans le logement.
Selon une étude citée par l’Observatoire des Inégalités, « les personnes d’origines maghrébine et noire africaine ont, pour les premiers 1,75 fois et pour les seconds 2,5 fois moins de chances que ceux d’origine française de prétendre ne serait-ce qu’à visiter un appartement suite à une petite annonce. Tel est l’un des principaux enseignements de la première opération dite de "testing" mise en place sous l’égide de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), réalisée par le cabinet d’études ASDO dans le secteur privé auprès de 120 agences et à la suite de 100 visites effectuées par 15 candidats. Il existe des différences de traitements par rapport au niveau de salaire, aux cautions, à la durée du contrat de travail demandés aux candidats, dans les régions où ont eu lieu les tests (Paris, départements de Seine-Saint-Denis et des Hauts-de-Seine, Nice et Lille) : elles sont plus élevées en Ile-de-France (44%) qu’à Nice (32%) ou Lille (15%). »
Qu’est-ce qu’une origine ? Difficile de répondre à cette question, sans d’ailleurs se demander ce qu’est une nation. Ces problèmes de définition embêtent bien des enquêteurs en sociologie, et restent à la source de problèmes de comparaisons entre différentes enquêtes. Un immigré, le contraire d’un national, est une personne résidant en France :
de manière stable (pour l’aide médicale d’état, la stabilité était acquise au bout de 3 mois, pour des papiers, il fallait prouver sa permanence sur le territoire durant 10 ans, ce dispositif ayant été abrogé par les lois Sarkozy)
nées étrangères à l’étranger (ce qui exclut de facto les enfants de diplomates français, qui étaient comptabilisés comme immigrés dans les années 90 par les sociologues)
Mais concernant les origines, les choses sont plus complexes, car trois approches sont possibles :
l’information sur l’ascendance (repérer les lieux de naissance des grands-parents)
l’origine déclarée : un problème réside d’ailleurs dans la fiabilité de ces déclarations, notamment lorsqu’on ne peut choisir qu’une seule case. Les jeunes d’origine maghrébine sont étiquetés en tant que tels en France, mais sont décrits comme des Français dès qu’ils vont en vacances au Maghreb.
l’identité « ethno-raciale » : l’enquête de Patrick Simon montre qu’une telle qualification paraît hérétique à bien des gens, surtout aux personnes basanées. Pourtant, cette qualification est importante, car les personnes d’origine antillaise restent aussi l’objet de discriminations en fonction de leur couleur de peau.
Les deux derniers critères sont pour l’instant laissés en suspens, tandis que le premier a déjà été pris en compte par l’enquête Étude de l’histoire familiale, conduite en 1999 par Michèle Tribalat. On disposait enfin de la variable « lieu de naissance des parents » pour une enquête de près de 400 000 personnes. de cette enquête, Michèle Tribalat a pu ainsi évaluer la population d’origine étrangère, en 1999, à 13,5 millions de personnes, dont 4,3 millions d’immigrés, 5,5 millions d’enfants d’immigrés et 3,6 millions de petits-enfants d’immigrés . Les originaires du Maghreb appartenant aux trois générations étudiées représentent près de 3 millions de personnes, soit 22 % de l’ensemble de la population d’origine étrangère.
Contrairement à la discrimination directe, qu’on peut déceler grâce au testing, la discrimination indirecte est en fait une discrimination cachée. Cette qualification vient du droit européen et concerne des mesures apparemment neutres mais qui ont le même effet qu’une discrimination directe (par exemple, la "soupe au porc" que distribue une association d’extrême droite vise par cette pratique à exclure de fait juifs et musulmans) ; l’intêret de ce concept est d’éviter de se demander s’il y a eu volonté de discrimination : on relève la proportion de noirs dans la population française, on compare aux employés d’une entreprise. S’il y a un très grand écart avec aucun noir dans l’entreprise, ou bien que les noirs ne travaillent que dans le ménage (et aucun à l’accueil), ou bien qu’ils ont des progressions de carrière beaucoup plus faibles que les autres, on peut en déduire des discriminations indirectes.
Ce sont des inégalités qu’il est déjà possible de constater avec les femmes (type de contrats, différences de salaires, tâches proposées,...), mais sans qualification ethnique, il reste impossible de comparer la proportion entre une population de référence et celle d’une entreprise ou d’une université, puisqu’on ne connaît pas le nombre de noirs en France ou le nombre de gens qui ressemblent à des maghrébins (qui ressemblent parfois à des Italiens ou des Espagnols... et qui pour cette raison se qualifieront d’ailleurs parfois de blancs...).
Reste à savoir quel sera l’usage de telles statistiques : les participants de l’enquête pour l’INED ont déjà fait valoir pour une majorité d’entre eux que dans le but de la recherche ils n’y voyaient aucun inconvénient tandis que dans le cadre de données tenues par leurs employeurs, ils étaient majoritaires à y être opposés. Enfin, dans le cadre de la recherche, il faudrait aussi veiller à ce qu’il n’y ait aucune erreur d’interprétation : si certains voudraient analyser les politiques d’intégration à la lumière de la proportion des minorités visibles dans la délinquance, il faudra véritablement mettre les pendules à l’heure. Si on compare la France aux Etats-Unis, on remarquera que la forte proportion de noirs dans les prisons dans certains états comme le Texas n’indique pas une faible intégration, mais d’une part qu’en tant que population vulnérable (pauvreté,...) elle se rend responsable de plus de faits de délinquance, et d’autre part qu’en tant que population stigmatisée, elle est beaucoup plus susceptible d’obtenir des peines plus longues. Pour revenir en France, nos incarcérés sont généralement dépourvus de diplômes et on constate une sur-représentation des classes populaires (et une sous-représentation des cadres...). Ces chiffres sont largement connus et pourtant rien ne semble ébranler la machine à perpétuer des inégalités... Alors pourquoi vouloir ethniciser des problèmes dûs à la pauvreté : serait-ce une démarche innocente ?
Pour aller plus loin :
Les statistiques « ethniques » : premiers éléments de cadrage (Pierre-Yves Cusset)