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Michel Rocard a utilisé les colonnes de la rubrique Rebonds de Libération pour s’exprimer sur l’affaire de l’OPA (Offre Publique d’Achat) lancée par Lakshmi Mittal (voir notre article).
L’ancien premier ministre récuse d’abord l’argument du patriotisme économique. « Arcelor a cessé voici quelque trois ans d’être français pour devenir plutôt luxembourgeois, et en tout cas européen, » explique-t-il. Mais même si ce "patriotisme" devait être étendu à l’Europe, Michel Rocard se défie de l’application d’un tel « concept d’un flou effrayant, dont nul ne sait à l’avance à quoi il pourrait bien s’appliquer, et dont nul organe respecté n’a la responsabilité de définir le champ. Nul ne saurait travailler, aucune économie ne saurait fonctionner en référence à un principe pareil. »
Et pourtant, c’est le titre de sa tribune, Michel Rocard estime que sur « Arcelor, l’Europe doit dire non ».
Il fonde cette conviction sur l’analyse de l’évolution d’un « système qui va à sa perte », un système qui a considérablement changé entre la période 1950-1975 (au cours de laquelle la pauvreté de masse a quasiment disparu dans les pays riches) et la période 1990-2005 (qui a vu cette pauvreté revenir sous la forme de la précarité et du creusement des écarts de revenus). Cette évolution a vu la multiplication de crises systémiques, le creusement des déficits publics et « des souffrances sociales plus grandes et moins bien compensées que par le passé. »
Que s’est-il passé ? Après avoir précisé que les explications ne font pas consensus chez les économistes, Michel Rocard expose la sienne. Il souligne la baisse significative de la part des salaires dans le PIB, qu’il qualifie de « symptôme le plus marquant ».
Selon lui, en effet, la part des salaires dans le PIB a diminué de 6 à 10 % aux Etats-Unis de 1980 à 2005 et d’au moins autant en France. Cette part a diminué au profit de celle des revenus financiers, intérêts, loyers et surtout profits. Or cette masse-là qui est beaucoup moins bien imposée que celle des salaires et beaucoup moins affectée à la consommation. « Si l’on avait partagé le revenu national français de 2005 selon les ratios observés en 1980, on aurait 120 à 150 milliards d’euros de plus de salaires directs et indirects, c’est-à-dire une large centaine de milliards d’euros de plus de consommation, et les recettes fiscales et sociales y afférentes. Cela implique plus de croissance, plus d’emplois, et moins de déficits de l’Etat et de la Sécurité sociale. Une politique de meilleurs revenus serait possible, et la dette augmenterait moins, améliorant la stabilité du système. »
Comment une évolution si forte, et si lourde de conséquence, a-t-elle pu intervenir se demande l’ancien premier ministre. « Toute entreprise vit une négociation permanente entre les entrepreneurs, les banquiers, les fournisseurs, les clients, le personnel et les actionnaires. Or la balance des forces a changé, » explique-t-il. A l’actionnaire individuel, sensible au destin de l’entreprise, se sont substitués les fonds d’investissement : « la représentation de l’actionnaire est devenue collective (...) Et ces bureaucraties d’actionnaires n’ont qu’un seul mandat, celui d’exiger au terme le plus proche le plus gros dividende possible. »
La pression se fait énorme. Pour que quelques entreprises offrent de bons dividendes, il faut que beaucoup d’autres meurent, « et il faut surtout payer moins bien les salariés. C’est ce que le système fait depuis deux ou trois décennies. » Et, dans le système mondialisé, la pression se transmet par les OPA. « Toute entreprise qui n’atteint pas les rendements exigés par les actionnaires nouvelle manière est opéable. »
Partant de cette analyse du mécanisme, Michel Rocard dresse un tableau prospectif sombre : « Toute l’Asie émergente sera dans les vingt ans qui viennent en état de conquérir par OPA toutes les entreprises d’Europe et d’Amérique du Nord. En effet, les prix étant maintenant homogènes sur un marché mondial unique, les différences de niveaux de salaires assurent aux entreprises asiatiques et pour très longtemps une profitabilité actionnariale hors de proportion avec ce qui est possible en pays développé. »
Cette hétérogénéité des situations rend ces opérations gravement déstabilisatrices, aux yeux de l’auteur. « Les OPA sont admissibles et utiles dans un ensemble à peu près homogène, relativement maître de sa cohésion sociale, et capable de maintenir un certain équilibre entre profits, salaires, services publics et protection sociale. »
Et Michel Rocard de conclure : « L’Union européenne doit pouvoir interdire les OPA sur son territoire à tout groupe extérieur. C’est une question de survie. »